CE n° 451970 Mme A du 8 mars 2023
Dans la jurisprudence, la notion de mesures d’intérieur est bien établie. Les mesures prises à l’égard des agents publics qui, par leurs effets, ne peuvent pas être regardées comme faisant grief, constituent des mesures d’ordre intérieur insusceptibles de recours. Il en va ainsi de celles qui, modifiant leur affectation ou les tâches qu’ils ont à accomplir, ne portent pas atteinte aux droits et prérogatives qu’ils tiennent de leur statut ou de leur contrat, à l’exercice de leurs droits et libertés fondamentaux, ni n’emportent perte de responsabilité ou de rémunération. Le recours contre de telles mesures est irrecevable à moins qu’elles ne traduisent une discrimination ou une sanction (CE n° 372624 Mme X du 25 septembre 2015 et n° 401812 Région Hauts-de-France du 7 décembre 2018).
Un renversement de la charge de la preuve
Le dossier pose la question de savoir si les agissements constitutifs de harcèlement moral peuvent relever de l’une de ces exceptions, de sorte que la réaffectation aurait le caractère d’une décision faisant grief à la femme.
La loi protège l’agent public contre le harcèlement autant que contre la discrimination, aucun agent ne devant subir d’agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
De la même façon, aucune distinction (in)directe ne peut être faite entre les agents en raison de leurs opinions politiques, syndicales, philosophiques ou religieuses, de leur origine, de leur orientation sexuelle ou identité de genre, de leur âge, patronyme, situation de famille ou de grossesse, de leur état de santé, apparence physique, handicap, appartenance ou non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race (articles L. 131–1 et L. 133–1 du code général de la fonction publique).
Leur établissement repose dans les 2 cas sur un renversement de la charge de la preuve, la personne qui s’en estime victime devant présenter des éléments de fait permettant d’en présumer l’existence, charge à la personne mise en cause de prouver que la mesure est justifiée par des éléments étrangers à toute discrimination ou harcèlement (CE ASS n° 293348 Mme P du 30 octobre 2009 et article 4 de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 pour la discrimination et CE n° 321225 Mme A du 11 juillet 2011 pour le harcèlement).
Le régime de protection de l’agent qui a subi, refusé, contesté un tel comportement auprès d’un supérieur ou engagé une action en justice ou en a témoigné est également identique (articles L. 131–12 et L. 133–3 du code).
Distinguer harcèlement, discrimination et sanction déguisée
Pour le rapporteur, le harcèlement moral entre certainement dans l’une des exceptions liée à la discrimination ou à une sanction déguisée s’il est suffisamment grave. L’agent qui le subit, sous couvert d’un changement d’affectation, pourra la contester.
En revanche, le juge n’a jamais eu à trancher la question de savoir si, comme la discrimination, ce caractère de mesure d’ordre intérieur disparaissait indépendamment des effets de la décision, ou s’il fallait conditionner cette possibilité aux effets du harcèlement sur la situation de l’agent.
En 2018 le juge s’était centré, pour valider l’existence d’une mesure d’ordre intérieur, sur le fait que le changement d’affectation d’un agent n’avait pas eu le caractère d’une sanction déguisée, d’un harcèlement moral ou d’une discrimination.
Cependant, pour le rapporteur, le harcèlement moral se distingue de la discrimination ou d’une sanction déguisée en ce que, dans ces 2 derniers cas, leur simple existence suffit à exclure toute mesure d’ordre intérieur.
Au contraire, le harcèlement moral suppose des agissements répétés, comme l’indique le code. Une affectation d’office ou même deux changements de poste ne révèlent pas à eux seuls un harcèlement moral, sans d’autres agissements ou enchaînements d’actes pour constituer le faisceau d’indices permettant de faire présumer l’existence d’un harcèlement.
Sans doute le harcèlement moral se rapproche-t-il de la discrimination en matière de preuve, fondée sur les mêmes mécanismes et, en droit communautaire, le harcèlement moral peut constituer une forme de discrimination lorsque ce comportement indésirable a pour objet ou effet de porter atteinte à la dignité de la personne ou de créer un environnement intimidant hostile, dégradant, humiliant ou offensant (article 2 de la directive 2000/78/CE du conseil du 27 novembre 2000).
Enfin, lorsque, comme dans l’affaire, le harcèlement est définitivement reconnu, puisque l’État est condamné à verser 15 000 € à la femme au titre de la réparation intégrale de son préjudice moral et des troubles dans ces conditions d’existence, on peut s’interroger sur un traitement différent de la discrimination ou de la sanction déguisée.
Une garantie liée au statut d’agent public
Le rapporteur public identifie des éléments positifs de rattachement à l’exception tenant aux effets de la mesure.
En premier lieu, le droit à n’être pas soumis à harcèlement moral constitue une liberté fondamentale qui peut justifier un référé en cas d’atteinte grave et manifestement illégale (article L. 521–2 du code de Justice administrative, CE n° 381061 commune du Castellet du 19 juin 2014).
Surtout, ce droit à n’en être pas victime est inscrit dans le code général de la fonction publique au titre des droits que les agents tiennent de leur statut. Les atteintes portées par des mesures modifiant leur affectation ou leurs tâches font grief aux intéressés.
Enfin, il paraît peu opportun d’intégrer le harcèlement moral au même titre que la discrimination ou la sanction déguisée, puisqu’il peut être soit rattaché aux droits et libertés fondamentaux ou aux garanties statutaires, soit tomber sous le coup de la discrimination ou de la sanction déguisée s’il est particulièrement grave.
Dans l’affaire, la cour relève que le changement d’affectation de l’attachée n’a nullement modifié sa situation professionnelle, qu’il s’agisse de la nature de ses fonctions ou de ses conditions de travail, ni porté atteinte à sa situation personnelle. Elle n’a pas présenté, dans les conditions de son intervention, de caractère discriminatoire, et constitue une mesure d’ordre intérieur.
Pour le Conseil d’État, cette affectation d’office sur un poste pour lequel la femme n’était pas candidate a été retenu parmi les agissements répétés excédant un exercice normal du pouvoir hiérarchique, qui ont eu pour effet d’altérer sa santé, et donc comme faisant partie des éléments caractérisant un harcèlement moral, comme l’a relevé le tribunal.
La cour aurait donc dû rechercher si l’affectation ne portait pas atteinte au droit du fonctionnaire à n’être pas soumis à un harcèlement moral, que tout agent tient de son statut, ce qui excluait de la regarder comme une mesure d’ordre intérieur insusceptible de recours. La cour a commis une erreur de droit.
Harcèlement et relation hiérarchique
Pour apprécier si des agissements sont constitutifs d'un harcèlement moral, le juge doit tenir compte des comportements respectifs de l'agent auquel il est reproché d'avoir exercé ces agissements et de la personne s’estimant victime de harcèlement.
Mais la nature même du harcèlement exclut, s’il est établi, de tenir compte du comportement de la victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour elle, son préjudice devant être intégralement réparé.
Dans une relation hiérarchique, pour être qualifiés de harcèlement moral, les agissements doivent être répétés et excéder les limites de son exercice normal. Dès lors qu'elle n'excède pas ces limites, une simple diminution des attributions justifiée par l'intérêt du service, en raison d'une manière de servir inadéquate ou de difficultés relationnelles, n'est pas constitutive de harcèlement moral (CE n° 428283 M. A du 29 juillet 2020).
Comme le rappelle le rapporteur public dans la décision du 11 juillet 2011, la caractérisation du harcèlement moral « n’a pas vocation à devenir ordinaire » dans la mesure où elle emporte de graves conséquences, tant pour le responsable direct qui doit en répondre, que pour l’employeur dont la responsabilité est engagée sur le terrain de la faute de service et sans préjuger de la qualification pénale, le harcèlement moral, défini dans les mêmes termes que ceux du code général de la fonction publique, constituant un délit puni de 2 ans de prison et 30 000 € d’amende (article 222–33–2 du code pénal).
CE n° 451970 Mme A du 8 mars 2023 et concl.
Pierre-Yves Blanchard le 24 octobre 2023 - n°1832 de La Lettre de l'Employeur Territorial
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